I
Vers le levant, au-dessus de la mer des Caraïbes, une étroite bande rosâtre, tracée comme au pinceau juste au-dessus de la ligne d’horizon, annonçait le jour proche. L’eau sombre du port, sur laquelle la lune jetait encore ses reflets d’argent, semblait endormie, comme le port lui-même d’ailleurs, et les bateaux, pour la plupart des voiliers de pêche ou de cabotage, amarrés le long du warf mal empierré, poursuivaient on ne savait quels rêves de découvertes. Au-delà de la jetée, derrière les bâtiments portuaires aux toits de tôle ondulée, San Felicidad s’étageait à flancs de montagne, encore assoupie dans la chaude quiétude de la nuit tropicale.
Sur le warf, un homme marchait à pas comptés, prenant garde de ne pas se prendre le pied dans quelque trou ou de ne pas heurter le corps de quelque pêcheur assoupi. On eut pu, dans l’obscurité relative de cette fin de nuit, le prendre pour un bossu, mais, en y regardant mieux, on se rendait compte que sa pseudo-bosse était un lourd sac tyrolien qu’il portait sur le dos, à la façon d’un soldat.
L’homme était grand et de carrure athlétique. Son visage, quoique jeune, était marqué, tanné par le soleil et tous les vents du monde, et ses cheveux noirs, coupés courts, lui donnaient vaguement l’air d’un militaire nouvellement démobilisé. Là s’arrêtait d’ailleurs la ressemblance, car l’inconnu portait une chemise au col ouvert, une veste de chasse, un pantalon de grosse toile bleue du type « blue-jeans » et des espadrilles à semelles de corde.
Du regard, l’homme inspectait les voiliers à l’amarre, comme pour y déceler un signe de vie quelconque. Mais rien ne bougeait et, entre ses dents serrées, le promeneur matinal se prit à maugréer :
— Je me demande bien comment je vais pouvoir atteindre Zambara. Pas de lignes régulières et, si je ne trouve pas un quelconque rafiot dont le patron ne craindrait pas les foudres du président Gomez, il faudra me résoudre à prendre l’avion, comme un vulgaire touriste… Je m’étais pourtant bien promis de commencer et de terminer ce voyage en clochard ou, tout au moins, en boy-scout.
Il se mit à rire et murmura encore :
— Bob Morane, le raccommodeur d’assiettes brisées, le Chevalier des Plaies et des Bosses, voyageant pour son plaisir, et en boy-scout encore ! C’est à ne pas y croire. La Martinique, la Guadeloupe, les Iles Vierges, Porto-Rico, Haïti, Cuba, le Mexique, San Felicidad, et le tout sans une seule aventure qui vaille réellement la peine d’être contée. Si cela continue, ce périple caraïbe va se terminer à la façon d’un voyage de l’Agence Cook. À moins que cela ne finisse par tourner mal, ce qui, avec ma fichue habitude d’attirer la foudre, ne m’étonnerait guère.
Morane haussa les épaules. « Inutile de se tourmenter à l’avance sur ce qui arrivera ou n’arrivera pas demain. L’important, pour l’instant, est de trouver le moyen de continuer mon voyage de la même façon que je l’ai commencé »
À bord d’un schooner amarré tout contre le warf, une lumière brillait. Bob s’approcha et, à la lueur d’une lampe tempête accrochée à l’un des mâts, aperçut un gros homme occupé à lover un cordage.
— Hé, amigo, cria Morane en espagnol, vous n’iriez pas du côté de Zambara, par hasard ? …
L’autre releva la tête. C’était un zambo, métis de Noir et d’Indien. Il se mit à rire et, dans son visage sombre, ses dents brillèrent comme de l’argent.
— C’est bien de la République de Zambara que vous voulez parler, n’est-ce pas, señor ? demanda-t-il.
Morane hocha la tête affirmativement.
— C’est cela tout juste, dit-il. À ma connaissance, il n’y a pas d’autre endroit, par le monde, qui s’appelle Zambara…
Le large visage du métis était soudain devenu grave. Il cracha devant lui avec mépris.
— Bien sûr, amigo, dit-il, qu’il n’y a pas deux Zambara au monde, comme il n’existe guère non plus deux chiens galeux comme Porfirio Gomez, que le Diable emporte !
— Porfirio Gomez ? interrogea Bob. Vous voulez sans doute parler du président de Zambara ?… Vous n’avez pas l’air de le porter dans votre cœur…
— Le porter dans mon cœur, ce tyran ! ce chien puant… Un jour, señor, je m’étais aventuré jusque dans les eaux de Zambara, afin d’y jeter mes filets. Une vedette de la police de Gomez m’a surpris et j’ai été mené en prison. Là, savez-vous ce qu’on m’a fait ?… Regardez, señor.
L’homme se baissa et, relevant sa chemise, montra son dos qui, à la lueur de la lampe, apparut zébré de marques livides. Ces marques étaient vieilles déjà, mais elles ne faisaient qu’affirmer davantage la férocité avec laquelle le métis avait été fouetté.
— J’étais en faute, bien sûr, continuait celui-ci. Mais inflige-t-on un tel traitement à un chrétien ?
Morane ne répondit pas aussitôt. À San Felicidad, on lui avait déjà parlé de Porfirio Gomez, le dictateur de la république voisine, et il n’était guère étonné du traitement infligé par ses sbires à l’infortuné pêcheur.
— Je comprends que vous ne désiriez pas retourner à Zambara, fit finalement Bob, mais, Porfirio Gomez ou non, je dois y passer pour descendre vers le sud.
Par un lent haussement d’épaules, le métis marqua son impuissance.
— Si vous devez absolument passer par Zambara, cela vous regarde, señor, dit-il. Après tout, vous êtes un gringo[1], et Gomez et sa clique vous respecteront sans doute davantage qu’ils ne respectent les pauvres gens d’ici. En tout cas, je ne connais aucun pêcheur, à San Felicidad, qui accepterait de vous transporter de l’autre côté de la frontière.
— Je possède un visa en règle, risqua le Français.
À nouveau le pêcheur éclata de rire.
— Bien sûr, caballero, vous avez un visa en règle pour Zambara, dit-il, mais en possédez-vous également un pour l’autre monde ?
Mais la gaieté de l’homme, factice d’ailleurs, tomba aussitôt. Il tendit le bras vers l’autre extrémité de la jetée.
— Pourquoi n’iriez-vous pas risquer un coup d’œil jusqu’au port de tourisme ? dit-il. Peut-être auriez-vous la chance de tomber sur quelque yacht de croisière mettant la voile vers le sud.
Morane remercia le métis et se dirigea vers l’endroit indiqué où, dans la pénombre verdâtre de l’aube montante, il pouvait distinguer les silhouettes élégantes de quelques voiliers – cotres, goélettes ou ketchs – aux longues coques claires. « Peut-être aurais-je plus de chances de ce côté », pensa Bob.
Cela faisait à présent plusieurs mois qu’il avait quitté la France à destination des Antilles pour, en sautant d’île en île, gagner finalement l’Amérique Centrale. Après avoir visité la petite république de San Felicidad, il voulait à présent gagner Panama et, qu’il désirât y passer ou non, Zambara se trouvait sur sa route vagabonde.
Lentement, le ciel se débarrassait de ses ténèbres et on apercevait au loin les silhouettes déliées des cocotiers frangeant la baie. Comme Bob allait atteindre la rangée de yachts, son attention fut soudain attirée par des cris dont certains, lancés par une voix rageuse, dominaient tous les autres.
— Bande de crabes chinois, singes sans queues, opisthoglyphes Si vous croyez avoir ainsi raison d’un Breton de France, vous vous gourez drôlement… On va vous donner une petite leçon de savate.
« Tiens, pensa Bob, un Français qui, si je ne me trompe, doit avoir maille à partir avec plusieurs adversaires fort mal intentionnés… » Dans la pénombre, il distinguait un groupe d’hommes qui, à coup sûr, ne semblaient pas disposés à échanger le baiser de l’amitié. L’un d’eux, blond et de haute taille, tenait tête aux autres, au nombre de deux ou trois, et résistait avec courage à leurs assauts. Il se servait des poings et des pieds avec une égale maîtrise, mais Morane comprit néanmoins que, s’il n’intervenait pas au plus vite, l’inconnu aux cheveux blonds ne tarderait guère à succomber sous le nombre de ses assaillants. Il ne se demanda même pas qui avait raison dans cette histoire, ne songeant qu’à secourir un compatriote et à mettre sa propre force du côté du plus faible.
D’un coup de reins, Morane se libéra de son sac et le laissa glisser sur la jetée. Ensuite, en quelques enjambées, il rejoignit le groupe des combattants et entra dans la mêlée avec entrain, distribuant les coups de poing avec l’habileté d’un vieux spécialiste du ring. L’inconnu aux cheveux blonds, encouragé par ce secours inattendu, le secondait avec énergie et, à eux deux, ils ne tardèrent pas à mettre en fuite les agresseurs, trois individus ivres de rhum et qui abandonnèrent sur le terrain les armes les plus hétéroclites, allant du couteau au nerf de bœuf. Bob, échauffé par le bref combat qu’il venait de livrer, allait se lancer à leur poursuite, quand son nouvel allié le retint, pour dire :
— Inutile de vous essouffler, amigo. Ces gens-là doivent courir mieux qu’ils ne se battent. D’ailleurs, la leçon leur aura suffi, et ils ne reviendront guère se frotter à un tandem de notre force.
Morane se mit à rire doucement, parce que son interlocuteur, un grand jeune homme d’une bonne vingtaine d’années, solidement musclé et aux cheveux couleur de paille, lui parlait en espagnol, langue véhiculaire de San Felicidad. Mais le jeune homme continuait, toujours dans la même langue :
— Je vous dois des remerciements, señor, car sans vous ces énergumènes auraient sans doute réussi à me faire un mauvais sort.
— Vous ne vous en tiriez pas mal tout seul, il me semble, dit Bob.
Il avait parlé français et, aussitôt, une surprise joyeuse se peignit sur les traits de son interlocuteur.
— Ah, ça, par exemple ! Est-ce que, par hasard, vous seriez…
Morane eut un signe de tête affirmatif.
— Français, bien sûr, et de Paris… Mon nom est Robert Morane. Bob pour les intimes…
— Moi c’est Claude, Claude Loarec, de Brest.
Une vigoureuse poignée de main réunit les deux hommes. Pourtant, ce n’était pas la première fois, il s’en fallait de beaucoup, que Bob entendait prononcer ce nom de Loarec à San Felicidad.
— Loarec, dit-il, seriez-vous parent avec le grand manitou du pétrole ?
— C’est mon oncle. L’oncle Pierre comme je l’appelle. Il est venu habiter l’Amérique centrale, voilà de nombreuses années, et y a fait fortune. Comme mes parents sont mort au cours de la dernière guerre et que l’oncle Pierre n’avait pas d’enfants, il m’a recueilli et adopté. Je suis donc venu le retrouver ici et l’ai secondé dans ses affaires. Au moment où vous vous êtes lancé à mon secours, j’allais mettre la voile pour prendre, en pleine mer, quelques jours de vacances bien méritées…
De la main, le Breton désignait un cotre de dix mètres, racé comme un lévrier marin, amarré contre le warf.
— Beau joujou, dit Bob en connaisseur.
Il fit un geste dans la direction où venaient de disparaître les trois agresseurs.
— Que vous voulaient exactement ces gens ?
Claude Loarec haussa les épaules.
— Trois ouvriers, des mauvais sujets, qui ont été renvoyés pour vol par l’oncle Pierre et qui, comme ils n’osaient sans doute pas s’en prendre à ce dernier, m’ont attaqué, croyant peut-être pouvoir se venger sur ma personne. Mais, heureusement, vous êtes arrivé juste à temps pour me tirer de ce mauvais pas…
La lumière du jour avait presque complètement envahi le ciel maintenant. Dans les yeux de Claude Loarec, Morane lut une muette interrogation. En quelques mots, il expliqua au Breton les raisons qui l’avaient conduit, de si grand matin, sur ce warf désert.
Le Breton eut une moue perplexe.
— Zambara, hein ? dit-il. Vous ne trouverez aucun pêcheur ou caboteur pour vous y conduire. Le président Porfirio Gomez vous y fait jeter en prison pour un oui ou pour un non, et les gens d’ici aiment trop leur liberté. Pourquoi ne pas prendre tout simplement l’avion pour le Honduras ou le Nicaragua, et sauter au-dessus de Zambara ? C’est le genre de pays qu’il est sage d’éviter.
Mais Morane secoua la tête.
— Avant de quitter la France pour accomplir mon périple autour de la mer des Caraïbes, je me suis établi un itinéraire très précis et, dans la mesure du possible, je tiens à le respecter. Il paraît d’ailleurs que Cuidad Porfirio, la capitale de Zambara, est une cité fort pittoresque, avec une vieille forteresse espagnole et des églises datant du temps de la Conquête.
— Bien sûr, renchérit Loarec, et il y a aussi la prison, construite à l’époque de l’Inquisition. Il suffit de ne pas être tout à fait du même avis que le président Gomez, et on vous enferme aussitôt dans un de ses fameux cachots voûtés pour vous y laisser mourir de faim.
— Bah, coupa Morane avec insouciance, je ne vais pas à Zambara pour y renverser le gouvernement. D’ailleurs, j’ai un visa en règle, et tous les Porfirio Gomez du monde ne réussiront jamais à me faire vraiment peur.
Pendant un long moment, Claude Loarec dévisagea son interlocuteur. Vraiment, Bob Morane n’avait pas l’air effrayé et, en outre, la franchise peinte sur ses traits incitait à la confiance.
— Ecoutez, dit finalement Loarec, vous venez de me rendre un signalé service en m’aidant à me tirer des pattes de ces chenapans. Aussi est-il juste que je vous en rende un en retour. Je comptais me rendre dans une petite île déserte, l’Ile des Cocotiers où, à la fin du XVIIe siècle, le flibustier breton Yves Montbuc aurait, dit-on, avant d’être capturé et exécuté par les Espagnols, caché son trésor…
— Et ce trésor, vous comptez le découvrir, bien sûr ? interrompit Bob en souriant.
Loarec sourit lui aussi, et ses yeux couleur d’eau pétillèrent de malice dans son visage jeune, aux traits énergiques.
— Je ne suis pas aussi idiot, fit-il. Des centaines d’hommes ont, depuis des années, tenté de découvrir ce trésor et, pour cela, ils ont retourné le sol de l’île de fond en comble, mais en vain. Non, l’Ile des Cocotiers est uniquement pour moi un but d’excursion. En bon Breton, j’aime la navigation, et quelques jours en mer, à la barre d’un fier voilier ne me font pas peur, au contraire.
— Je comprends, fit Bob. Pourtant, je ne vois pas très bien ce que je viens faire dans tout cela. Je veux aller à Zambara, et non à votre Ile des Cocotiers, ne l’oublions pas.
— Ne soyez pas si impatient, monsieur Morane, coupa Loarec avec un geste apaisant. L’Ile des Cocotiers, qui appartient à la république de San Felicidad, est située au large de Zambara, mais en dehors de ses eaux territoriales. Je n’aurai donc qu’un petit détour à faire pour vous déposer à Cuidad Porfirio, et je me serai ainsi acquitté en partie de ma dette envers vous. Cet arrangement vous convient-il ?
— Et comment ! explosa Morane. Un fin voilier, un agréable compagnon de route et la possibilité de poursuivre mon voyage, que faut-il d’autre à un dilettante de mon espèce ?
Et, comme Claude Loarec se dirigeait vers le cotre qui semblait n’attendre que le bon vouloir de son propriétaire pour appareiller, il demanda encore :
— À propos, vous n’avez pas l’air de craindre vous-même les prisons de Zambara. Qu’arriverait-il si, au moment où vous me débarquez à Cuidad Porfirio, les sbires de Gomez vous empoignaient pour vous jeter dans le plus sombre cachot de la vieille forteresse espagnole ?
Loarec haussa les épaules avec indifférence.
— Si cela arrivait, en apprenant qui je suis, le président Gomez s’empresserait d’exiger une solide rançon de mon oncle. Celui-ci paierait et je serais aussitôt libéré. À moins que Gomez ne me fasse remettre en liberté sans rançon. Sans doute, aurait-il peur que l’oncle Pierre ne lève aussitôt une armée de peones pour venir lui demander des comptes. C’est un gars coriace, l’oncle Pierre…
**
Durant toute la journée, le cotre, le Mapurito avait louvoyé, vent debout, le long d’une côte aride bordée par de sinistres sierras de rocs rouges où d’immenses cactus cierges tendaient vers le ciel leurs mains griffues. Parfois, de très haut, un aigle plongeait vers quelque invisible proie.
— Pas gai, le patelin, remarqua Bob Morane.
Il était assis à l’avant du yacht, évitant soigneusement, dans la crainte des requins, de laisser pendre ses jambes au-dessus du bordage. Claude Loarec, lui, tenait la barre avec cette sûreté de main et cette nonchalance que possèdent seuls les Bretons, ces fils de corsaires.
— La Baie des Trépassés est un endroit souriant à côté de celui-ci, continua Morane. Si c’est cela la fameuse et pittoresque république de Zambara, j’aurais mieux fait de l’éviter et de passer directement au Honduras…
Loarec ricana.
— N’oublions pas la forteresse et les églises datant de l’époque de la Conquête, dit-il en se moquant. Et non plus la célèbre prison aux cachots voûtés… « C’est dans ce cachot, Mesdames et Messieurs » dira le guide touristique, « que voilà cent ans est mort le célèbre commandant Morane, torturé par ordre du tyran Porfirio Gomez. »
Depuis le matin, une soudaine camaraderie s’était nouée entre les deux hommes. Cette solitude, dans l’étroit espace du petit bateau, avait rapidement renversé les barrières, et ils avaient l’impression à présent de s’être toujours connus. Morane savait d’ailleurs que, s’ils avaient été dissemblables, ils auraient pu tout aussi bien devenir de mortels ennemis.
Levant la tête, Claude Loarec jeta un regard interrogateur vers le ciel, qui commençait à se plomber doucement.
— La nuit ne va plus tarder à tomber à présent, dit-il. Nous avons perdu un temps fou à louvoyer avec ce vent debout… Oui, je sais, vous allez me dire que j’aurais pu mettre le moteur auxiliaire en marche, mais en le faisant je me serais senti pareil au coureur de marathon qui grimperait dans un taxi pour couvrir les quarante-trois kilomètres traditionnels[2].
Morane ne répondit pas. Au fond de lui-même, il partageait l’avis de Claude, et s’il aimait filer à plus de mille à l’heure à bord d’un avion à réaction, il lui arrivait de regretter l’époque héroïque où l’on volait sur des caisses à savon tirées par un vieux moteur de motocyclette.
— Il va falloir trouver un coin propice où nous amarrer pour la nuit, fit encore Loarec. Il serait dangereux de naviguer dans les ténèbres, le long de cette côte déchiquetée et hérissée de récifs.
De son œil exercé de coureur de brousses, Morane inspectait le rivage.
— Nous pourrions nous ancrer derrière ce promontoire rocheux, dit-il au bout d’un moment, en désignant un point de la côte. Nous y serions parfaitement protégés au cas où le vent se lèverait.
Bien qu’on ne fût pas à l’époque des ouragans, Claude Loarec reconnut la sagesse de cette suggestion, et une demi-heure plus tard, le Mapurito se trouvait à l’abri dans un havre naturel. Une fois les amarres solidement fixées, les deux voyageurs mirent pied à terre, heureux, après cette journée de navigation, de pouvoir se délasser un peu les jambes.
Comme partout sous les tropiques, la nuit tombait vite et, du côté du couchant, le ciel tournait au rouge, ensanglantant les crêtes tourmentées des sierras.
Soudain, Claude, qui regardait en direction des montagnes, tendit le bras droit devant lui.
— Regardez là-bas, dit-il.
Il désignait une maison, bâtie à flanc de colline, à peu de distance du rivage. C’était une hacienda assez vaste, à un seul étage, entourée d’une galerie à colonnes. Au premier coup d’œil, elle paraissait déserte, mais on pouvait supposer que ses habitants, des fermiers sans doute, dormaient déjà, après une harassante journée de labeur dans les plantations de bananes et de cannes à sucre.
— Si nous allions voir jusque-là, proposa Claude. Peut-être y trouverons-nous gîte et couvert.
— Peut-être, répondit Morane, si toutefois nous rencontrons quelqu’un là-dedans. Ça n’a pas l’air fort habité.
— Bah ! de toute façon, on y découvrira bien un endroit où tendre nos hamacs.
Ni Claude, ni Bob n’avouaient que c’était plus la curiosité que le besoin d’un abri qui les poussait, puisque la cabine du voilier possédait deux confortables couchettes. Mais cette habitation silencieuse les intriguait, et tous deux se sentaient saisis par l’irrésistible attrait de l’inconnu. Ils allèrent à bord du yacht prendre leurs hamacs, cet ustensile indispensable au voyageur de l’Amérique tropicale.
— Nous ferions bien de nous munir de quelques provisions, dit Morane en entassant des vivres dans un havresac. Il se pourrait que cette hacienda soit réellement abandonnée, et je n’aime guère dormir le ventre vide.
— Vous avez raison, Bob. N’oublions pas le casse-croûte, pas plus que ceci d’ailleurs…
Loarec tendait à son compagnon un revolver Colt de calibre 38 dans son étui fixé à une ceinture-cartouchière bien garnie. Comme Morane hésitait à prendre l’arme, le Breton insista :
— Allez-y, mon vieux. J’en possède un autre à mon usage.
Quelques instants plus tard, les deux compagnons, revolver sur la hanche et sac à l’épaule, marchaient vers l’hacienda. Au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient, elle leur paraissait de plus en plus désolée, et les grands cocotiers qui l’entouraient ressemblaient, avec leurs têtes feuillues, dodelinant dans la brise, à d’étranges et monstrueux fantômes.
— Brrr, frissonna Claude, l’endroit paraît plus sinistre encore de près que de loin.
Dans l’ombre, Morane sourit. Au cours de sa vie aventureuse, il avait rencontré beaucoup de ces endroits semblant être une porte d’accès vers un autre monde, et ses nerfs d’acier lui permettaient de demeurer maître de son angoisse.
Tous deux avaient maintenant atteint l’hacienda, dont les toits pointus se découpaient en noir sur l’écran bleuté du crépuscule. La porte de la maison n’était même pas verrouillée et, quand Bob la poussa du pied, elle se rabattit à l’intérieur dans une longue plainte de gonds rouillés, découvrant un vaste couloir désert.
Loarec qui, malgré son courage physique, ne possédait pas l’expérience du danger de Morane, réprima à nouveau un frisson.
— Décidément, cette bâtisse me tape sur le système, dit-il. Nous aurions mieux fait de demeurer là-bas, dans la cabine du bateau, au lieu de vouloir venir explorer ce repaire pour fantômes. Tant pis pour nous si nous tombons sur…
Mais il s’interrompit soudain. Un bruit léger venait de retentir à l’intérieur de la maison. Quelque chose ressemblant à un glissement de semelles sur un sol raboteux. Déjà, Morane avait tiré son revolver, prêt à l’action.
— Quelqu’un là-dedans ? demanda-t-il à haute voix.